Le poids de l'environnement dans la responsabilité recherche-développement
Plus que tout autre métier de l’entreprise, la juxtaposition des termes recherche et environnement pose la question de la responsabilité. La responsabilité elle-même suppose des lois, des normes et des valeurs. Etre responsable par rapport à quelqu’un ou quelque chose, c’est agir en fonction de lois et de normes elles-mêmes fondées sur des valeurs.
Les valeurs que l’on se choisit, et qui sont largement choisies pour vous, répondent à l’idée que l’on se fait de l’environnement. Cela s’appelle une idéologie.
À l’énoncé du concept idéologie, le chercheur, comme l’investisseur et l’entrepreneur se braquent. Le premier parce que toute sa discipline est, par définition, fondée sur le constat qu’il n’est pas sûr, qu’il ne sait pas encore, tandis que toute idéologie affichée n’est au contraire fondée que sur des certitudes.
Le deuxième parce qu’avant tout pragmatique et anxieux du sort de l’argent qu’il a investi, il sait grâce à sa longue expérience la distance existant entre les idées et les actions et préfère de fait les actions.
Le troisième parce que ses préoccupations de gestion au jour le jour le positionnent à des années-lumière de toute tentative de modélisation du tourbillon économique dans lequel il se débat, souvent avec bonheur, et dont il sait que le nombre de paramètres de mesure est sinon infini, du moins aléatoire.
Malgré cette aversion compréhensible des trois acteurs principaux de l’activité recherche-développement, il est impossible d’établir une stratégie verte pour l’entreprise, particulièrement dans le métier R-D, qui ne prenne pas en compte les idéologies de ses membres et l’idéologie qu elle véhicule à travers son programme R-D.
Chacune des cinq échelles d’évaluation sur cette grille a été choisie en fonction de l’importance que l’entreprise accorde à sa propre responsabilité.
L’entreprise étant un corps social à groupes et personnes à intérêts au moins partiellement opposés — j’insiste sur ce point encore plus dans le métier R-D que dans tout autre, étant donné sa relation étroite avec l’idéologie -, j’incite le lecteur à dépasser son mandat et à personnaliser ses réponses.
La diversité des réponses dépend, dans ce domaine, moins du secteur économique que de l’équation personnelle de chacun de nous.
En résumé, l’évaluation du poids de sa responsabilité en tant que R-D dans l’interaction avec l’environnement est aussi un indicateur du degré d’implication personnelle et professionnelle.
Dans un certain sens, celui-ci indique le degré de sérieux et de professionnalisme de l’entreprise dans l’ensemble de sa démarche de stratégie verte.
Les recherches dans votre domaine devraient (doivent) répondre à un code déontologique concernant Vécosystéme
Le formidable essor de l’application des sciences de la vie dans le façonnage de l’écosystème pose le problème de la déontologie du chercheur qui jadis se posait aux Oppenheimer, Curie et autres Sakharovi dans le secteur nucléaire.
Si encore peu de règles déontologiques internationales ont été édictées – ne parlons pas encore de règles respectées – en ce qui concerne le nucléaire, la réflexion sur une déontologie en matière des sciences de la vie n’en est qu’à ses balbutiements.
Néanmoins, autant le nucléaire sera nécessaire aux besoins d’énergie au siècle prochain, autant les sciences de la vie le seront aux besoins de maîtrise globale de l’écosystème.
Comme pour le nucléaire, sont peu développées les réflexions philosophiques, religieuses, morales et en un mot idéologiques concernant cette innovation depuis le début de l’aventure humaine.
Nous ne consommons plus l’énergie, nous la produisons. Nous ne sommes plus responsables du respect de l’écosystème, nous somme; responsables de son façonnage.
Le vide éthique, juridique et idéologique qui existe par rapport à cette nouvelle donne oblige le chercheur, s’il est honnête vis-à-vis d< lui-même et de la société, à se forger un cadre déontologique personnel, en cherchant ou non des aides religieuses ou philosophiques mais en essayant d’identifier clairement, et provisoirement, les bornes qu’il n’entend pas dépasser personnellement.
Que certains éminents biologistes et scientifiques, reliés aux recherches sur la vie, aient déjà envoyé des signes de détresse en indiquant qu’ils refuseront désormais de continuer sur la voie de la manipulation génétique, plaide dans ce contexte en leur faveur.
En effet, chacun doit estimer et être capable d’expliciter sa position, lorsqu’il est impliqué dans des développements fondamentaux pour l’avenir, sans pour autant qu’un code déontologique lui indique les frontières à ne pas dépasser.
En cela, le facteur environnement a comme retombée inattendue qu’il met le chercheur devant sa responsabilité sociale et personnelle, c’est-à-dire devant ce que l’on appelait jadis sa conscience.
Votre entreprise est responsable de l’impact de vos recherches sur l’environnement
Le seul secteur industriel et de services où l’entreprise, jusqu’à nouvel ordre, a toujours été entièrement solidaire de l’impact des recherches de ses collaborateurs sur l’environnement, est celui de l’armement.
La connection entre la recherche aéronautique, la recherche spatiale, la recherche balistique, la recherche électronique, etc. et le secteur de l’armement s’explique entre autres par le fait que la recherche-développement dans ce secteur a toujours été intégrée dans une idéologie nationale forte qui mettait à l’abri le chercheur de toute surprise, quant à sa responsabilité personnelle ou partagée, concernant l’impact de ses recherches sur l’environnement.
À l’instar des centrales nucléaires où le législateur, en France, détermine clairement la responsabilité des dirigeants et celle de l’entreprise, il serait souhaitable qu’en matière de recherche et développement, notamment dans tous les secteurs liés au sciences de la vie, les responsabilités personnelles des chercheurs et celles des entreprises soient plus clairement définies.
La manipulation génétique peut être la meilleure et la pire des choses. Raison de plus pour que ce ne soit pas seulement le chercheur dans son isolement relatif qui décide et soit seul responsable de l’impact de ses recherches.
Mais inversement, c’est une raison de plus pour que l’entreprise soit responsabilisée et que la communauté à travers ses législateurs puisse excercer un contrôle sur elle.
En matière de sciences de la vie, on en est encore très loin, en France comme ailleurs.
Vous vous considérez personnellement responsable de l’impact de vos recherches sur l’environnement
L’attitude des chercheurs dans l’industrie, dans les quelques secteurs que j’ai connus, oscille entre deux extrêmes.
D’une part, la fierté de la prouesse technique, sans aucune considération pour ses conséquences, et d’autre part la conscience de contribuer – et donc d’être co-responsable – au façonnage de l’écosystème (même si ce dernier peut prendre des noms divers et variés). La répartition des attitudes sur cette échelle n’est pas plus marquée à gauche ou à droite, selon qu’il s’agisse de chercheurs dans le secteur électronique, pétrochimique, agrochimique, pharmaceutique ou même dans l’industrie des armements.
Il y a, en revanche, une constante, tous secteurs économiques confondus. En effet, rares sont les entreprises qui aident ou encouragent leurs chercheurs à y voir un peu plus clair dans leur engagement et leur responsabilité personnels.
Ici encore, l’irruption de l’environnement comme facteur socio-éco- nomique dans l’entreprise aura une conséquence inattendue qui est celle de la responsabilisation du chercheur d’une part et de l’entreprise d’autre part.
On ne peut pas à la fois responsabiliser, comme on l’a vu au sujet de la dramatique histoire des transfusions sanguines en France, des gens sur les décisions de recherche qu’ils ont ou n’ont pas pris, et refuser de reconnaître que personne n’a jamais pensé à réadapter les règles du jeu aux nouvelles donnes avant qu’il ne soit trop tard.
Au risque de me répéter et de lasser le lecteur, je souligne qu’en matière d’application des sciences de la vie, il y a là une carence qui
risque d’avoir des conséquences, tôt ou tard, comparables à un Tchernobyl biologique.
Votre entreprise est responsable de l’utilisation malveillante ou incompétente des produits/services que vous développez
En matière de traitement de l’eau et des techniques d’épuration, nous disposons, avec le Japon, des compétences en recherche-développement à la fois les plus avancées et les plus discrètes du monde.
A la question, pourquoi les progrès assez spectaculaires faits ces dernières années en France en matière de traitement des eaux usagées dans les stations d’épuration, étaient si peu mis en avant comme argument commercial, un responsable R-D de l’un des grands groupes de la distribution d’eau me répondit récemment : « Parce que pour un seul passage à la télévision, on pourrait s’attirer des dizaines de fous à qui on aurait pu donner des idées… »
Le collégien américain qui a failli réussir à fabriquer un engin explosif nucléaire à partir d’éléments commandés sur catalogue, les virus inoculés dans les logiciels à travers le monde sont des exemples heureusement ludiques de la responsabilité morale croissante de l’entreprise par rapport à l’utilisation malveillante ou incompétente de ses produits et de ses services.
A la notion fail-safe (garantie sans défaut de fonctionnement) se substitue ainsi, dans la plupart des secteurs industriels et des services aux Etats-Unis, celle de fool-proof(utilisable par tous, mais aussi garantie contre toute utilisation incompétente ou malveillante).
La pression des associations de défense des consommateurs et des écologistes aux États-Unis ne fait qu’élargir à la fois le champ d’application du principe fool-proof et celui des normes et de la législation qui rend de plus en plus responsables l’entreprise et, par là-même, les concepteurs de ses produits et de ses services.
Le même phénomène se produit sous nos yeux, à commencer par l’Allemagne, dans l’ensemble des pays de l’Union européenne.
Une PMI en Allemagne, fabricant de sacs d’emballage de déchets ménagers en plastique, s’est vu intenter deux procès par deux plaignants sur des motifs bien distincts :
– le premier parce que le PVC netait pas biodégradable ;
– le deuxième parce que, à l’instar des Khmers rouges dans The
Killing Fields (et malheureusement pas que dans ce film), on pouvait en faire un instrument de mise à mort redoutable.
Les procès n’ont jamais eu lieu, la société ayant sagement trouvé un accord avec les plaignants, substituant le PVC d’une part, attirant dans sa publicité l’attention sur le fait que les sacs n’étaient pas un jouet d’autre part, et enfin en perçant de minuscules orifices afin d’enlever le caractère d’étanchéité complète.
L’élargissement de la responsabilité des sociétés à l’utilisation malveillante ou incompétente de leurs produits ou de leurs services est une tendance qui est probablement irréversible, au moins dans l’hémisphère Nord, et devient par là-même un stimulant puissant de l’activité R-D.
Vous vous considérez, personnellement, responsable de l’impact des produits ou services que vous développez sur l’environnement
Tous les grands producteurs de produits de lessive devraient développer un programme-séminaire pour les cadres de leur département recherche- développement qui ressemblerait éminemment à un voyage touristique.
Tous les sites en France, en Hollande et en Belgique, et il y en a beaucoup où les systèmes d’égouts, de recyclage des déchets et d’épuration d’eau sont insuffisants pour maîtriser la pollution, seraient visités, les eaux analysées et la (co-)responsabilité de la lessive de la ménagère établie.
Pour être plus exotique encore, on pourrait rallonger le circuit par les Länder de l’Allemagne de l’Ouest et surtout de l’ancienne Allemagne de l’Est.
Le problème des lessives biologiques ne resterait plus longtemps un problème de marketing, mais plutôt un problème technique réglé.
Sans implication personnelle des chercheurs dans l’industrie et dans les services, sans conscience que le résultat de leurs travaux conditionne le monde de leurs enfants, il est impossible d’adapter l’activité économique aux exigences de l’équilibre de l’écosystème.
Encore faut-il qu’ils soient conscients de la responsabilité qui est la leur, et qui dépasse largement le seul cadre de l’entreprise.
Il n’y a pas d’exemple à donner sur la stratégie verte en matière de recherche-développement.
Si, dans les autres métiers de l’entreprise, nous sommes encore largement désemparés face aux nouvelles reponsabilités qu’engendre le facteur environnement, nous avons au moins des exemples d’expériences, en France ou ailleurs.
En matière de recherche-développement, dans le cadre de l’économie de marché (dans les économies dirigées, le désastre est total), il n’y a pas (encore) de modèles ou d’exemples où l’exigence d’une moralisation et de règles strictes anticipant la législation puisse être présentée comme exemple à suivre.
C’est dans le métier de recherche-développement néanmoins, avec ses aspects d’impact sur l’environnement et du poids que celui-ci excerce sur l’activité, de l’importance des ressources humaines et enfin des responsabilités collective et personnelle que se joue l’avenir de l’entreprise.
Les deux dimensions nouvelles qu’introduit le facteur environnement dans la gestion et dans la planification de l’entreprise au niveau du métier recherche-développement, sont celles du très long terme et celle de la responsabilité, y compris personnelle, par rapport à la communauté.
Il n’y aucune raison pour que les mêmes mécanismes sociopoli- tiques, qui ont joué dans la maîtrise extraordinaire de l’énergie nucléaire militaire – dans le sens que pour la première fois, la puissance de destruction d’un clan par rapport à un autre n’aura pratiquement jamais été testée —, ne jouent pas dans les défis de maîtrise de l’environnement que nous posent l’ensemble des résultats qui sortent tous les jours de nos laboratoires industriels.
Encore faut-il que l’entreprise, à sa modeste échelle, identifie une stratégie verte en recherche-développement qui soit pleinement consciente et pleinement responsable des objectifs qu’elle se fixe.